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Les indemnités au titre de l'esclavage en France : rétrospective d'un débat politique majeur du XIXe siècle à nos jours

Maryne Rousseau
20 mai 2024
Le 30 avril 1849, un an après que l’esclavage a été aboli en France, le gouvernement promulgue une loi d’indemnisation en faveur des colons « dépossédés » de leurs esclaves. Jusqu’à nos jours, cette loi continue de susciter moult interrogations à l’heure des mouvements pour les réparations.
Abolition de l'esclavage par François-Auguste Biard en 1849
Détail du tableau de François-Auguste Biard, Abolition de l'esclavage,1849 (source : Château de Versailles). Domaine public.

I. Une indemnisation nécessaire ?

Le 27 avril 1848, le gouvernement français déclare simultanément que l’esclavage est aboli dans les colonies françaises et qu’une indemnité sera versée aux colons. Alors que pour la première abolition de l’esclavage en 1794 aucune indemnisation ne leur a été versée, en 1848 l’indemnisation des colons est présentée par les gouvernements européens qui l’adoptent comme une condition sine qua none au processus abolitionniste. Il s’agirait d’un « moyen d’assurer la transition d’un mode de production forcé au travail libre et rémunéré » (Balguy 11). Les propriétaires d’esclaves affirment que cette indemnisation est une « réparation » qui leur est due pour cause d’expropriation. De plus, la plupart des abolitionnistes y sont favorables car ils estiment que l’immoralité de l’esclavage ne peut être imputée entièrement aux colons. Victor Schoelcher l’énonce en ses termes en 1842 : 

Portrait de Schoelcher
Victor Schoelcher surnommé le « Wilberforce français » (source : Manioc). Domaine public
« L’esclavage est le malheur des maîtres et non pas leur faute, la faute est à la métropole qui la commanda, qui l’excita. L’émancipation est une expropriation forcée pour cause d’utilité humanitaire, comme l’a dit un habitant. L’indemnité est donc un droit pour les créoles. Tout ce que l’on peut avancer pour soutenir le contraire ne peut être que l’injustice et le sophisme. » (Balguy 15)

Cependant, en 1848, il semble se soucier également du sort des Noirs « qui sont plus malheureux que ne le seraient jamais les Blancs » et ajoute que : « [...] si la France doit une indemnité pour cet état social qu’elle a toléré et qu’elle supprime, elle la doit sans doute à ceux qui en ont souffert autant qu’à ceux qui en ont profité. » (Balguy 16).

II. Pour une indemnisation des personnes esclavisées

Certains abolitionnistes se positionnent pourtant en faveur d’une indemnisation des personnes esclavisées. Parmi eux, on retrouve Cyrille Bissette, un « mulâtre » libre martiniquais dont la figure est souvent mobilisée dans les milieux militants martiniquais qui s’opposent aux legs de la politique assimilationniste schoelcheriste. En effet, Cyrille Bissette est un personnage méconnu de la cause abolitionniste. Se montrant peu soucieux au départ du sort des personnes esclavisées et ayant même pris part à des campagnes de répression contre le marronnage, il prend finalement conscience du préjugé de couleur qui sévit dans les colonies pour les libres non-blancs (Ursulet 91). Il lutte alors activement en faveur de l’égalité des droits civiques pour les libres de couleur. Proche des abolitionnistes anglais, il étend ensuite sa réflexion sur l’esclavage et réclame son abolition immédiate. Il propose en ce sens un projet de loi d’abolition qu’il publie dans la Revue des colonies en juillet 1835. Il s’y prononce alors sans équivoque sur la question de l’indemnisation :

Portrait de Bissette
1. Cirille Charles Auguste Bissette. (source : Manioc). Domaine public
« Entre le maître et l’esclave il ne peut pas être question d’indemnité. Si l’on voulait absolument en établir une, ce serait le maître qui la devrait à l’esclave, pour réparation de la violence physique et morale qu’il a exercée contre lui. [...] Cette loi n’est donc point une dépossession, une expropriation, pour cause d’utilité publique ; c’est au contraire la négation de l’état de propriété auquel elle met fin. C’est le rétablissement du droit, une véritable restauration cette fois : sous ce rapport l’indemnité serait immorale. » (Balguy 31).

Il préconise aussi la mise en place d’une instruction civile et religieuse gratuite et obligatoire pour les cultivateurs âgés de moins de 21 ans.

En outre, on peut également citer les propositions émises par Félix Milliroux, un commerçant français travaillant en Guyane anglaise. Dans son ouvrage Demerary transition de l’esclavage à la liberté publié en 1843, il énonce sa vision de l’abolition : 

Dessin représentant des personnes en situation d'esclavage
Nègres esclaves (source : Manioc). Domaine public
« Le droit des esclaves à une indemnité du moment où il sera mis un terme à l’esclavage est incontestable. [...] Cette indemnité devrait être d’une nature temporaire ou viagère. Elle sera destinée à pourvoir aux frais d’éducation des jeunes esclaves, à suppléer pour les autres à l’impossibilité où ils ont été mis de s’instruire et d’apprendre un métier, et à les dédommager du désavantage d’avoir vieilli et d’être devenus infirmes sous l’esclavage. Une indemnité pécuniaire, sans exclure les institutions de secours, de bienfaisance et d’éducation gratuite, serait préférable à tout autre mode indirect [...]. » (Balguy 26).

III. Construction du projet de loi : débats autour de l’indemnité

Dès le 19 juin 1848, soit moins d’un mois après l’abolition anticipée de l’esclavage proclamée à la suite des révoltes survenues en Martinique puis en Guadeloupe, la commission instituée pour préparer le règlement de l’indemnité se réunit pour élaborer le projet de loi relatif à ladite indemnisation. L’indemnisation en faveur des colons est alors perçue comme un enjeu majeur du processus d’abolition. Dans le rapport de la commission, il est clairement mentionné que le versement d’une indemnité s’inscrit dans une démarche économique et géopolitique : « [...] ne pas aller au secours des colons, dans la position ruineuse que leur fait l’acte d’émancipation, ce serait perdre nos derniers établissements d’outre-mer, au grand dommage de la richesse publique, de notre puissance maritime et de l’influence française dans le monde. » (Balguy 174). Il est même précisé que cette indemnisation des colons agit « dans l’intérêt des Noirs » car elle est censée leur garantir des salaires.

Les membres de la commission s’accordent sur un calcul de l’indemnité basé sur le recensement des Noirs affranchis, exceptés ceux qui ont été introduits postérieurement à la loi de 1831 - laquelle interdisait le recours à la traite négrière dans l’empire colonial français - et ceux âgés de moins de cinq ans ou de plus de soixante ans. Le nombre total d’affranchis donnant ouverture à l’indemnité est alors estimé à 198 959 pour l’ensemble des colonies et le montant de l’indemnité est fixé à cent vingt millions de francs dans le projet de loi initial. La moitié de ladite indemnité est déclarée « incessible et insaisissable » car elle doit être réservée aux paiements des salaires et aux améliorations des outils liés à l’agriculture (Balguy 193).  

Les délibérations à l’Assemblée nationale autour du projet de loi relatif à l’indemnité se déroulent en janvier et en avril 1849. La plupart des interventions se concentrent sur le montant de l’indemnité et sur les modalités de son versement. Parmi les intervenants, certains se prononcent contre le projet de loi. On peut relever par exemple Emiland Menand qui propose l’ouverture d’un crédit qui servirait à « l’éducation industrielle du noir » (Balguy 203) ou Michel Goudchaux qui demande à ce que l’indemnité soit moins élevée et payable en annuités (Balguy 211). Les opposants à l’indemnité craignent surtout le départ des colons après le versement de l’indemnité. En effet, ceux qui s’opposent au projet de loi ne sont pas défavorables à l’indemnisation des colons mais à l’indemnisation telle qu’elle est présentée dans le projet de loi. En outre, parmi les opposants, on peut également relever l’intervention de Jean-Louis Tranchand qui demande à ce que des travailleurs blancs soient envoyés dans les colonies pour « seconder » les colons face à « l’ascendant trop considérable des Noirs affranchis », ces derniers pouvant selon lui prendre exemple sur Haïti et « expulser tous les blancs » (Balguy 275).

Ainsi après de vifs échanges, l’Assemblée nationale s’arrête finalement sur le projet de loi suivant : une rente annuelle de six millions de francs s’étendant sur vingt ans et une somme de six millions de francs payable immédiatement en numéraire.

Le montant et les modalités de l’indemnité votée, le gouvernement français procède donc au paiement. Toutefois, comme on peut le voir à travers les bases de données établies par l’historienne Jessica Balguy, l’indemnité parfois n’est pas versée au propriétaire mais au créancier de ce dernier ou à une personne ayant racheté son titre. Il en découle alors que des personnes n’ayant pas possédé d’esclaves ont pu percevoir l’indemnité.

Extrait de Bulletin des lois de la République française p.47
Bulletin des lois de la République française n°158 (source : Gallica). Domaine public

 

IV. Quid des indemnités aujourd’hui : la question des réparations

En somme, l’indemnité a contribué à la constitution d’une économie coloniale, laquelle s’est consolidée quelques années plus tard avec la création des banques coloniales. Bien que certains abolitionnistes se soient montrés favorables à une indemnité envers les nouveaux libres, ces prises de position demeuraient empreintes du paternalisme racialiste inhérent à la colonisation, comme le précise Jessica Balguy : « [...] Les nouveaux libres, quant à eux, manquent de représentants officiels. Toutes les mesures proposées en leur faveur sont en réalité teintées d’un paternalisme racialiste, Victor Schoelcher n’échappant pas à ce travers. » (Balguy 21). L’abolitionnisme français ne se dressait donc pas contre le système colonial ambiant, l’idée même d’une France sans ses colonies n’étant pas envisagée. On peut d’ailleurs émettre l’hypothèse que la Troisième République par la suite a été l’héritière de cette mutation d’une société antillaise esclavagiste à une société antillaise de « travail libre » régie par une idéologie coloniale, comme le souligne la politique d'expansion coloniale développée sous le gouvernement de Jules Ferry. 

Aujourd’hui l’attribution d’une indemnité aux colons est remise en question et perçue comme l’une des causes de la persistance des inégalités socio-économiques entre la population descendant des colons et celle descendant de personnes esclavisées. Lors du déboulonnage de la statue de Victor Schoelcher le 22 mai 2020 en Martinique, les militantes martiniquaises Jay Asani et Alexane Ozier-Lafontaine expliquent ce qu’elles reprochent à Schoelcher et évoquent notamment l’indemnisation : « S’il [Schoelcher] n’avait pas été favorable à ça, on ne sait pas quelle serait la situation économique en Martinique actuellement ». L’enseignant-chercheur Rodolphe Solbiac analyse que ce déboulonnage survient « comme la dénonciation d’une absence de politique mémorielle institutionnelle réparatrice en Martinique » (Solbiac 20) et s’inscrit en ce sens dans la lignée des nombreuses manifestations en faveur des réparations qui ont scandé la décennie 2010-2020 (Solbiac 31). Ces demandes de réparations prennent appui sur la résolution 60/147 des Nations Unies, adoptée le 16 décembre 2005, laquelle déclare que : 

« […] Il devrait être assuré aux victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire, selon qu’il convient et de manière proportionnée à la gravité de la violation et aux circonstances de chaque cas, une réparation pleine et effective, comme l’énoncent les principes 19 à 23, notamment sous les formes suivantes : restitution, indemnisation, réadaptation, satisfaction et garanties de non-répétition. »

Parmi les acteurs majeurs de la question des réparations à l’échelle de la Caraïbe, on peut citer le Mouvement International pour les réparations de Martinique (MIR Martinique) et la Communauté des Caraïbes (CARICOM). En 2013, la CARICOM a créé une Commission pour les réparations et a porté plainte auprès de la Cour internationale de justice des Nations Unies contre les pays impliqués dans la traite transatlantique et l’esclavage, tels que la France, le Royaume-Uni ou les Pays-Bas. La CARICOM leur réclame des réparations et dresse un plan d’action pour les réparations en dix points, portant entre autres sur la lutte contre l’analphabétisme ou bien la mise en place d’outils de santé publique pour faire face aux maladies chroniques observées chez les populations caribéennes. Dans la même démarche, le MIR Martinique et la France se sont confrontés lors d’un procès qui s'est tenu à la Cour d’appel de Fort-de-France, les 11 et 12 octobre 2021. Une quinzaine d’avocats, venant des Antilles-Guyane, d’Afrique et d’Europe, se sont alors succédé face aux juges pour plaider la cause des réparations mais le procès a abouti à l’irrecevabilité de la demande. 

Gagnant de plus en plus d’ampleur à l’international, la question des réparations constitue ainsi un enjeu majeur du XXIe siècle comme en témoignent les récentes prises de position du président du Portugal, Marcelo Rebelo de Sousa. Les travaux de Jessica Balguy sur l’indemnisation de l'esclavage en France apportent donc des éclairages et des pistes de réflexion sur ce vaste sujet.

Bibliographie

Balguy Jessica. Indemniser l’esclavage en 1848 ? Débats dans l’Empire français du XIXe siècle. Editions Karthala et CIRESC, 2020.

Solbiac Rodolphe. La destruction des statues de Victor Schœlcher en Martinique. L’exigence des réparations et d’une nouvelle politique des savoirs. L’Harmattan, 2020.

Ursulet Léo. « Cyrille Bissette et Victor Schœlcher », Humanisme, vol. 288, no. 2, 2010, pp. 91-100. https://www.cairn.info/revue-humanisme-2010-2-page-91.htm

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