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Le crime d'empoisonnement dans les Antilles françaises : François Macandal et les esclaves empoisonneurs...

Jessica Pierre-Louis
8 février 2019
François Macandal fut une figure mythique de l'histoire haïtienne, considéré comme l'un des plus grands leaders du marronnage, précurseur de la révolution haïtienne. Il est notamment connu pour avoir organisé sa résistance par des empoisonnements massifs orchestrés dans toute la région au XVIIIe siècle. Il n'est pas le seul à avoir usé de ce moyen de résistance qui a constitué l'une des grandes terreurs des colons blancs pendant toute la période coloniale. Manioc possède dans ses collections numérisées des documents qui évoquent ce thème et vous propose de se pencher sur certaines de ces sources.
Stature du Marron inconnu à Port-au-Prince
Le Marron inconnu par Albert Mangonès, Port-au-Prince

La figure de Macandal à Saint-Domingue

Stature du Marron inconnu à Port-au-Prince
Le Marron inconnu par Albert Mangonès, Port-au-Prince

La question de l'empoisonnement fut présente de longue date dans les préoccupations coloniales. Dans son ouvrage Loix et constitution des colonies... publié en 1785, Moreau de Saint-Méry reprend un arrêt du conseil du Cap à Saint-Domingue du 20 janvier 1758. Il concernait « l'empoisonneur Macandal et ses complices ».  

À travers la lecture de différents auteurs, on apprend que François Macandal est né en Afrique, puis qu'il a été esclave au Limbé à Saint-Domingue avant de marronner. L'écrivain Edgar Selve évoque ainsi « Un congo, Makandal, appartenant à M. Le Normand de Mézy, planteur du Limbé » (p. 850). L'archiviste Pierre de Vaissière écrit que « ce Macandal était un nègre de Guinée, qui fut longtemps esclave de l'habitation Le Normand, au Limbé. Ayant eu la main prise au moulin à cannes et devenu manchot, il avait été fait gardien d'animaux. Il partit marron et se réfugia dans les montagnes » (p. 236). Enfin, le religieux Jean-Marie Jan dit qu'« Au mois de janvier 1758, on arrêta au Limbé un esclave de M. Le Tellier, marron depuis 18 ans ». (p.  121).

Souvent, les récits appuient sur le caractère, la force d'esprit, l'audace et l'intelligence de Macandal ou Macanda, voire makendal. L'homme, outre le fait d'être un chef, leader de marronnage,  a cultivé une certaine image de sa personne auprès de la communauté marronne qu'il fréquentait. Il est souvent présenté comme un sorcier ou un magicien, voire un homme pratiquant le vaudou. Les textes relatent qu'il se présentait comme envoyé par une divinité et aussi qu'il avait dit qu'à sa mort, il se transformerait en maringouin ou en mouche et reviendrait parmi les vivants. 

Durant son marronnage, François Macandal a mis en oeuvre une résistance organisée notamment par des empoisonnements massifs orchestrés dans toute la région, inspirant la terreur aux colons de Saint-Domingue. On le suspecta parfois d'avoir eu pour projet d'éradiquer tous les colons blancs de l'île. Arrêté et accusé de crimes multiples, il fut brûlé vif sur la place d'armes de la ville du Cap le 20 janvier 1758. Au cours des 5 mois qui suivirent, 24 esclaves et 3 libres de couleur subirent le même supplice ; 150 autres furent mis en prison.

Dans l'arrêt du 20 janvier 1758, les chefs d'accusation contre Macandal furent nombreux : « Séducteur, profanateur et Empoisonneur » (p. 217). On lui reprochait ainsi la réalisation de maléfices, d'impiétés, de profanations, qu'il aurait pratiqués et incités à pratiquer par d'autres et aussi « d'avoir en outre composé, vendu, distribué des poisons de toute espèce » (p. 217). Son influence fut telle que l'arrêt demandait aussi « que l'Edit du roi du mois de juillet 1682, contre les Devins, Magiciens, et Empoisonneurs, sera publié et affiché par trois dimanches consécutifs, aux portes des Eglises paroissiales du ressort » (p. 218) et en d'autres lieux.
Quelques mois plus tard, le 11 mars 1758,  un autre arrêt de règlement du Conseil du Cap défendait « aux Nègres de garder des paquets appelés Macandals, ni de composer et vendre des drogues »

Le souvenir de l'affaire Macandal a laissé des traces profondes comme en témoigne sa mention par Descourtilz, dans sa Flore pittoresque, qui fait des Makendals un synonyme de « magiciens des Nègres » (p. 287). On ne sait s'il faut donner foi à Moreau de Saint-Méry qui écrit : « nous n'aurons que trop à entretenir nos lecteurs de la célérité funeste de Macandal dont le nom, justement abhorré, suffit pour désigner tout à la fois un poison et un empoisonneur ; c'est encore l'injure la plus atroce d'un esclave puisse vomir contre un autre à Saint-Domingue » (p. 218) ; en tout cas, cette note montre que loin de s'estomper dans le temps, le souvenir de Macandal fut au contraire vivace et marquant.

Une pratique de résistance effrayante pour les colons

Le crime d'empoisonnement ne se limite pas à l'histoire de Macandal. Au XIXe siècle, Adrien Dessales consacrait tout un passage de son Histoire générale des Antilles... à l'usage du poison à Saint-Domingue. S'interrogeant sur les causes qui conduisaient à l'emploi du poison, il notait que « détruire les bestiaux d'une habitation, diminuer le chiffre de son atelier, la ravager par le poison, était un moyen de la discréditer, d'en réduire la valeur ». (p. 345). Frappant le bétail comme les hommes, le poison était ainsi craint par les colons tant pour leur vie propre que pour l'impact économique sur leur habitation. Évoquant Saint-Domingue et la guerre de Sept Ans (1753-1763), Adrien Dessales racontait encore : 

« Le poison y avait reparu avec toutes ses horreurs, avec tous les effrois qu'il occasionne à l'habitant (...) profitant du trouble qui agitait la colonie, il s'était formé des confréries d'empoisonneurs, sorte de franc-maçonnerie qui ne laissait personne en repos. Le colon se trouvait d'autant plus à plaindre, que, n'ayant aucune preuve à porter en justice des crimes qui le ruinaient, il se voyait en proie eux soupçons. » (p. 343) 

Les propos de l'écrivain sont intéressants, car Dessales offre ici la perspective du colon. Tellement persuadé du bon fondement de ses craintes, il en vient à se focaliser sur le fait que le colon est à plaindre de ne pas être cru sur parole dans ses accusations. Mais à aucun moment, il ne songe à l'aberration de condamner quelqu'un en l'absence de preuve, pas plus qu'il ne considère l'éventualité que le crime n'en soit pas un ; alors même qu'il fournit indirectement une des causes probables de certains des morts, quand il parle de « ces moments de crise où le poison, semblable à une épidémie, se développe sous des apparences terrifiantes ». (p. 344) Combien d'esclaves ont ainsi été accusés de tuer, là où les épidémies ont vraisemblablement ravagé des ateliers d'habitations ? Dans son Histoire de la Guadeloupe, Auguste Lacour mentionne ces deux situations, celle de l'épidémie en Guadeloupe et celle du crime d'empoisonnement. 

« Tandis que les plantations de la Guadeloupe étaient ravagées par l'ouragan, ses troupeaux étaient décimés, emportés par une effroyable épizootie. Cependant elle fut moins malheureuse que quelques autres colonies ses voisines. Elle n'était pas du moins en proie à une triste et désolante pensée : elle ne supposait point que le fléau cachait un crime abominable. Dans le même temps la mort planait également sur les troupeaux de la Martinique ; mais là on s'armait contre un fait humain, le poison. Le 12 août 1822, une cour prévôtale était établie pour réprimer le crime d'empoisonnement; cette colonie eut ensuite à se défendre contre une révolte d'esclaves, qui, dans la nuit du 12 au 13 octobre, éclata sur les hauteurs du Carbet ». (p. 325)

Cette peur des colons a parfois conduit à de grandes violences. Dans L'abolitioniste français (sic), l'auteur dénonce les cruautés de certains maîtres à l'encontre de leurs esclaves.

« sur le soupçon qu'un boeuf, qui venait de mourir, avait été empoisonné par un de ses nègres, ce colon fit couper la tête de l'animal et obligea l'esclave, sur qui il faisait planer le soupçon d'empoisonnement, de la porter pendant les heures de travail de l'atelier sur sa tête et sur sa poitrine, jusqu'à ce qu'elle fût en complète putréfaction. L'odeur infeste qu'elle exhalait occasionna l mort de ce malheureux. » (p. 152)

Encore dans L'abolitioniste français, on trouve mention du sieur Brafin, « acquitté il y a plusieurs années en cour d’assises, où il était accusé de sévices atroces » (p. 364). L'homme avait en effet littéralement torturé plusieurs de ses esclaves, car il était persuadé que la mort de plusieurs autres sur son habitation était le fait de crime d'empoisonnement. 

La peur parfois irrationnelle des empoisonnements s'est traduite par de nombreuses exécutions en place publique. Dans son ouvrage Histoire de la Martinique..., Sidney Daney propose un état des condamnations prononcées par le tribunal spécial sur le crime d'empoisonnement. Il avait été espéré que l'existence de ce tribunal dédié, créé en 1803 par le gouverneur de la Martinique de l'époque, allait aider à endiguer les crimes d'empoisonnements. L'état des condamnations de Sidney Daney recense les dates et lieux des jugements, le nombre des condamnés, les noms des suspects qui n'ont pas été condamnés. Entre 1802 et 1810, pas moins de 26 jugements sont prononcés. Les châtiments sont à la hauteur de la crainte inspirée : 67 esclaves y perdirent la vie et 35 autres furent condamnés à des peines diverses (galères, déportation, prison à perpétuité...). 101 noms figurent encore dans la colonne des individus suspects mais non condamnés. De nombreux esclaves furent parfois condamnés simultanément, comme en 1807, où 19 esclaves de Basse-Pointe furent condamnés à mort et 9 à d'autres peines.

Extrait de l'état des condamnations prononcées par le tribunal spécial sur le crime d'empoisonnement

 

 
Extrait de l'état des condamnations prononcées par le tribunal spécial sur le crime d'empoisonnement

Regard sur l'empoisonnement en 1838-1839 dans les îles anglaises

Dans les années 1838 et 1839, Jules Lechevalier Saint André menait une étude sur le statut de l’esclavage dans les colonies françaises au nom du Ministère français de la Marine et des Colonies. Il produisit un rapport sur les questions coloniales publié en 1844 dans lequel il recueillait les opinions de divers notables des différentes îles de la Caraïbe. Les questions abordaient des thèmes aussi variés que la religion, les mœurs, l'instruction publique, l'organisation du travail, l'agriculture, l'industrie...  Manioc a plus particulièrement regardé les questions et réponses données pour ce qui touche à l'empoisonnement. La question est posée avec quelques variantes, mais elle se résume le plus souvent à savoir si on voyait "beaucoup d'exemple d'empoisonnement sur les maîtres, sur les esclaves entre eux, sur les bestiaux". 

Dr N. Nugent, président de l'assemble coloniale d'Antigua fut formel :   

« Avant l'émancipation, quelques nègres ont cherché à se venger en empoisonnant le bétail de leurs maîtres quelques rares exemples se sont présentés de géreurs morts de la même manière, par suite de ressentiments. Mais, depuis cette époque, les nègres ne sauraient avoir les mêmes motifs de vengeance. » (p. 69)

Messieurs Howell, géreur, et David Cranstoun, administrateur, à Antigua :

« Dans ce pays-ci les personnes ont été rarement exposées aux atteintes d'un pareil crime ; mais, dans les troupeaux, la mort subite à laquelle succombaient en grand nombre les bestiaux a souvent excité des soupçons. Depuis plus de vingt ans, aucun esclave n'a été convaincu du crime d'empoisonnement sur la personne de son maître ou de quelqu'un de sa propre classe. Avant l'abolition de la traite, ces crimes n'étaient pas rares. » (p. 74)

Dr J. Osborn, planteur, membre de l'assemblée coloniale pour le quartier dit Bermudian-Valley à Antigua avait un tout autre avis :

« En assez grande quantité; mais le nombre a augmenté depuis l'émancipation. » (p. 77)

« (...) les maléfices et pratiques superstitieuses, comme tous les autres vices, se sont accrus au centuple depuis l'émancipation, et exercent une influence funeste sur l'esprit du peuple. Ceux qui se livrent à ces pratiques répandent les ulcères, le scorbut et toutes affections malfaisantes. C'est à tel point, que les nègres parlent ouvertement de ses sorciers (obeah-mùen)- et, pour vous intimider, vont jusqu'à citer le nom de celui avec lequel ils sont particulièrement en relation. (...) » (p. 81).

Mais Lechevallier n'hésitait pas à souligner dans le rapport que « le Dr Osborn, propriétaire de deux sucreries considérables, représente ce qu'il y a de plus exalté parmi les adversaires de l'émancipation. Des personnes appartenant à toutes les nuances d'opinion m'ont averti que ce témoignage ne pouvait pas être admis sans contrôle ».  

M. Fergusson, planteur et négociant à Sainte-Lucie, répondait laconique : « Non, surtout dans ces dernières années. » (p. 93)

Enfin, M. Chamberlain Ferrral à Sainte-Croix (colonie danoise) faisait de même : « Sont très rares ; on en entend à peine parler. » (p. 107)

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Le 8 février 1822, l'esclave Gertrude fut exécutée sur la place de l'église du Petit-Bourg en Guadeloupe. Elle avait été accusée de crime d'empoisonnement. Son histoire que l'on peut découvrir dans le livre d'Ary Broussillon est loin d'être un cas isolé. Comme elle,  de nombreux hommes et femmes, privés de liberté, furent condamnés à mort, suspectés d'avoir tué d'autres esclaves, des bestiaux et parfois des maîtres blancs. Avec l'abolition de l'esclavage, la crainte des colons blancs semble s'estomper, car les motifs qui pouvaient conduire les esclaves à utiliser ce moyen de résistance passent pour disparaître. Mais avant cela, dans les sources historiques, l'importance donnée au crime d'empoisonnement est à la mesure de  l'inquiétude, démesurée au regard des cas avérés.

Livres anciens sur Manioc.org 

 

Sur Macandal (par année d'édition)

 

Pour aller plus loin

  • Broussillon, Ary, L' exécution de l'esclave Gertrude : l'empoisonneuse du Petit-Bourg, Abymes : Éd. Créapub, 1999.

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