billets

L’abbé Jean-Pierre Moussa, plus qu’un modèle noir #2 : sur les traces d'un abolitionniste méconnu (2e épisode)

Jean-Durosier Desrivières
11 mars 2020
Du 14 septembre au 29 décembre 2019, s’affichait au Mémorial Acte de Pointe-à-Pitre (en Guadeloupe) « Le modèle noir, de Géricault à Picasso ». Cette exposition temporaire jouissait encore d’une prolongation quand, le dimanche 5 janvier 2020, notre regard s’est confronté aux œuvres représentées. Le portrait de l’abbé Jean-Pierre Moussa, peint par Pierre-Roch Vigneron en 1847, a attisé notre curiosité ; pas tant le portrait lui-même que l’histoire de ce personnage… Serait-ce le premier prêtre noir abolitionniste ? Dans le premier épisode, le blog Manioc retraçait le parcours de Jean-Pierre Moussa de 1814 à 1846-1847 à travers les sources.  Ce second épisode suit l'abbé Moussa de 1846 à 1860, année de son décès.
Vignette représentant M. l’abbé Moussa en Afrique
Vignette représentant M. l’abbé Moussa en Afrique, officiant à l’autel portatif qui lui a été donné, pour ses missions, par S. M. la reine des Français Pierre-Roch Vigneron (peintre), A. Jourdan (lithographe), lithographie extraite de L'abolitioniste français.

Portrait contrasté d’un perpétuel accusé

L’abolitionniste français [1], à travers la note introductive de M. Dutrône, nous présente le ministère de l’abbé Moussa à Paris, lors de son séjour en 1846, comme un événement emblématique et prometteur pour les abolitionnistes français : « UN PRÊTRE NÈGRE officiant, prêchant à Paris, après avoir officié, prêché sur la terre d’esclavage, où il va propager encore la religion du Christ, c’est un événement immense ! » (p. V) Plus emblématique encore, « la vignette placée en tête [de L’abolitionniste français], et représentant M. l’abbé Moussa en Afrique, officiant à l’autel portatif qui lui a été donné, pour ses missions, par S. M. la reine des Français » (p. V) ; ladite vignette étant une œuvre gratuite du peintre Pierre-Roch Vigneron et du lithographe A. Jourdan, offerte gratuitement à la Société Française pour l’Abolition de l’Esclavage, d’après les précisions de M. Dutrône (note de bas de page).
Et le peintre ne s’arrêtera pas à cette simple lithographie de son « modèle noir ». Au début de l’année 1847, l’abbé Moussa posera pour lui, et il lui fera l’unique portrait sans doute, légué à la postérité, et dont on ignore les détails circonstanciés : « Portrait de M. l’abbé Moussa (nègre), missionnaire apostolique au Sénégal », telle est la seule mention consignée dans le Dictionnaire général des artistes de l'École française depuis l'origine des arts du dessin jusqu'à nos jours… [2] et l’Explication des ouvrages de peinture et dessins, sculpture, architecture et gravure des artistes vivants [3], exposés au Musée Royal le 16 mars 1847. Le tableau est considéré comme « le premier portrait d’un homme noir identifié à avoir été exposé au Salon, à l’exception de celui du député révolutionnaire Jean-Baptiste Belley peint par Girodet cinquante ans plus tôt » (note de l’exposition « Le modèle noir de Gericault à Matisse – Musée d’Orsay »).
Après son voyage en France, Cabon raconte que « l’abbé Moussa trouve au Sénégal un nouveau Préfet, qui produit contre lui les mêmes plaintes que l’ancien : l’abbé mène une vie qui n’a rien d’ecclésiastique, il fait des dettes, il est dissipateur, il ne peut plus décemment exercer les fonctions sacerdotales. » (p. 455). L’auteur des Notes sur l’histoire religieuse d’Haïti… [4] affirme que l’administration civile ne fait plus du prêtre sénégalais le même cas depuis l’abolition de l’esclavage (1848). On relate dans Le clergé colonial de 1815 à 1850 du R. P. Joseph Janin [5], qu’il était accusé « de se mêler aux danses des nègres, de baptiser à tort- et à travers sans préparation, de recevoir n’importe qui à la table sainte, même des concubinaires, etc…, etc… » (p. 237). D’après Janin, le gouverneur Baudin résume ainsi la situation de l’homme d’église auprès de son ministre : « L’abbé Moussa retourne tout doucement à la vie sauvage. » (p. 237)
De retour au Sénégal, l’abbé Moussa est affecté à Sainte-Marie de Gambie où, « pendant quelque temps, on essaie de le réformer en lui imposant la vie commune avec les missionnaires du Saint-Esprit » (Cabon, p. 455). Accusé d’ivrognerie, le clergé envisage de l’envoyer en France pour le rééduquer. L’abbé y résiste jusqu’au milieu de l’année 1853 : il décide de se rendre à Rome, peut-être pour se faire gracier. Mais le Vatican, par l’entremise du Cardinal-Préfet de la Propagande, le considérant comme un malade à soigner, le renvoie à Paris avec amples recommandations.

De Paris à la cour d’Haïti

Ne pouvant plus supporter le régime que sa hiérarchie lui impose, et ne pouvant surtout échapper à la vigilance de ses confrères du Séminaire du Saint-Esprit qui prennent beaucoup de précautions contre lui, l’abbé Moussa finit par obtenir du Vatican, au cours de cette année 1853, une affectation en Haïti, sous l’empire de Faustin Soulouque 1er (1782-1867), despote sanguinaire, qui essaie d’avoir une certaine emprise sur l’évolution de l’église catholique en Haïti. Malgré un contexte sociopolitique délétère, on fait bon accueil à l’abbé, à la cure de Port-au-Prince qui lui est confiée. Il se refait une santé et une renommée autre dans ce pays indépendant qu’il rêvait de connaître ; pays où la valeur des noirs est louée, et l’esprit colon semble être éradiqué, d’après lui. Mais il va vite déchanter, si l’on accorde foi aux Notes de Cabon :

« Si l’abbé Moussa trouva bon accueil en Haïti, il y rencontra aussi des adversaires, témoin la justification qu’il publia dans le Moniteur. L’article a pour titre : Mes représailles ; les adversaires qu’il combat sont à la fois en Haïti et à l’étranger ; il leur répond en style biblique :

Aujourd’hui que le Très Haut m’offre dans sa miséricorde un port à l’abri des orages et des ouragans, les enfants des hommes se réveillent encore contre moi et me font un crime de m’être réfugié dans le sein maternel. » (p. 458)

Plus loin dans ses Notes, Cabon, qui considère l’abbé Moussa comme un « curé intrus de Port-au-Prince », met l’accent sur le schisme qu’il introduit en Haïti, en alimentant un conflit à peine larvé « entre le Saint-Siège et l’empereur ». Tandis que dans les colonnes de La presse à Paris, en date du mercredi 19 juillet 1854, on lit que « l’abbé Moussa a adressé à la population une circulaire dans laquelle il déclare que Haïti n’est ni hérétique ni schismatique, et énumère les preuves de fidélité au saint-siège [sic] données par la population pendant la semaine sainte ». Bref, ce personnage peu connu de l’histoire d’Haïti s’est donc fait, selon Cabon, la réputation d’un homme qui, à force de chercher tantôt les bonnes grâces de « Sa Majesté » et de son épouse, Adélina Lévêque (1820-1878), tantôt celles de Rome, finit par perdre « son crédit au point d’être menacé d’expulsion. » (p. 462). Enfin, dans l’Annuaire des deux mondes : histoire générale des divers états (1854) [6], on rapporte que :

« Un ancien prêtre du Sénégal, l’abbé Moussa, curé de Port-au-Prince, jouit aujourd’hui de toute la confiance de sa majesté noire. Bien que ce prêtre fasse profession de dévouement à l’église romaine, il est douteux que l’église l’avoue. Le Moniteur haïtien publie fréquemment de ses discours ou de ses élucubrations littéraires qui peuvent donner une idée assez exacte de l’attitude du clergé du pays en présence de Soulouque. Nous trouvons dans le Moniteur haïtien, sous le titre d’Appel aux Haïtiens, un remerciement de l’abbé Moussa à l’impératrice Adelina pour une tabatière d’or dont elle avait récompensé son zèle. « Au secours, Haïtiens ! au secours ! s’écrie le curé de Port-au-Prince en manière d’exorde ; votre petit frère Moussa vient d’être grevé d’une dette qui n’a point sa monnaie sur cette terre d’exil. » (p. 852)

Au bout de tant de jeux d’intrigues, de péripéties et de pouvoirs politico-religieux, le modèle de Pierre-Roch Vigneron rend l’âme à la cure de Port-au-Prince. La rubrique « Nécrologie » du N°30 de la Feuille du commerce de Port-au-Prince, en date du samedi 28 juillet 1860 [7], précise : « Monsieur l’abbé Moussa, curé de la paroisse du Port-au-Prince, est mort lundi dernier, à 6 heures du matin. Il a succombé à une longue et cruelle affection de poitrine. Ses funérailles ont eu lieu le lendemain, dans la matinée. […] Une affluence considérable de fidèles a assisté aux offices. Monsieur l’abbé Fourcade, en rappelant la vie du défunt, a été, plus d’une fois, interrompu par les sanglots et les cris qui remplissaient l’Eglise. » Venu de Martinique où il a été ordonné prêtre (plus précisément à Saint-Pierre), c’est donc ledit l’abbé Fourcade qui succède à l’abbé Jean-Pierre Moussa.
On traite, dans la Revue de la Société haïtienne d'histoire et de géographie, numéro de janvier 1934 [8], de la situation du Clergé qu’Haïti a connu avant le Concordat signé entre l’état haïtien et le Vatican en mars 1860 ; l’intention étant de souligner la discipline apportée par un tel accord dans les rangs de l’église, sachant que l’autorité cléricale échappait à l’autorité étatique. On peut être surpris par la manière révérencieuse d’évoquer le curé sénégalais ici : « Le Gouvernement n’avait aucun contrôle sur la nomination des Curés. Le Préfet apostolique était souverain et accordait la liberté aux prêtres d’exercer leur ministère dans leurs propres chapelles. Un saint homme, l’abbé MOUSSA a laissé une trace matérielle de cette indépendance. La maison du Père MOUSSA et sa chapelle se trouvent encore au Chemin des Dalles ; elle est habitée par la famille Wiener* ». (p. 29)

 

*Nous avons découvert ce dernier document presqu’à la fin de nos recherches. Nous avons partagé ces informations avec une proche, nommée Charlotte Wiener, née aux Etats-Unis d’un père haïtien et d’une mère française. Hasard ou miracle de la recherche : elle nous confie que son feu père Roland Wiener, avant de prendre le chemin de l’exil, sous la dictature de François Duvalier, a résidé à Port-au-Prince, au Chemin des Dalles.

Documents cités :

Lire aussi : L’abbé Jean-Pierre Moussa : plus qu’un modèle noir #1 

Laisser un commentaire

champs obligatoires *