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Patrimoine : de la fontaine Gueydon à la politique du gouverneur Gueydon

Anne Pajard
25 septembre 2020
Les dessous de l'édification de la fontaine Gueydon. Symbole des progrès accomplis au XIXe, la fontaine Gueydon fait partie des grands travaux qui ont marqué l'administration du gouverneur Louis-Henri de Gueydon dont elle porte le nom. Le blog Manioc apporte quelques éclairages sur la politique de ce bâtisseur, en grande partie édifiée sur la répression d'une population qui venait de gagner sa liberté depuis peu.
Dessin de la fontaine Gueydon à Fort-de-France
Fontaine Gueydon, à Fort-de-France

La fontaine Gueydon

Dessin de la fontaine Gueydon à Fort-de-France
Fontaine Gueydon, à Fort-de-France

Située à l'ouest de Fort-de-France (Martinique), sur la rive droite du canal Levassor, la fontaine Gueydon est inscrite sur la liste des monuments historiques depuis 2009. Elle fut inaugurée en 1856. Longtemps lieu central d'approvisionnement en eau potable pour les Foyalais, elle est aujourd'hui délaissée par les pouvoirs publics et visiteurs malgré son  intérêt historique et la perspective remarquable qu'elle offre sur la ville. Le site serait devenu  un « haut lieu de la délinquance » selon Martinique Première (19 septembre 2018). Le temps a passé et la fontaine ne coule plus que fictivement... Elle a en effet été artificiellement ranimée par le réalisateur Patrick Beaucelin en 2018 ; l'eau a coulé, l'animation populaire est revenue, le temps d'un tournage du documentaire An tan lontan (2019)...

De grands travaux pour une eau potable de qualité

Ce monument témoigne d'un moment important dans l'histoire de l'alimentation en eau potable de la ville, comme nous le rappelle la notice de la base du ministère de la Culture. La fontaine n'est que la partie émergée des grands travaux opérés pour fournir la ville en eau potable de qualité. Jusqu'alors, l'eau consommée à Fort-de-France qui provenait de la rivière Madame était peu salubre et parfois en quantité insuffisante. L'inauguration de la fontaine Gueydon est l'aboutissement de travaux d'envergure menés de 1853 à 1856 qui nous sont décrits par le Dictionnaire encyclopédique Désormeaux (vol. 5, p. 1313 : « Pour amener l'eau, il fallait détourner la rivière Case-Navire, manipuler 40 000 mètres cubes de terre, creuser un tunnel de 160 mètres sous le morne Pirogue et construire une canalisation de 3 500 mètres ». La construction fut réalisée sous la direction du chef de bataillon Scheffer, employant des détachements militaires, des sapeurs-mineurs et les détenus de l'atelier de discipline. Elle ne coûta que 160 000 francs. Ce qui fut perçu comme une réussite économique est en réalité à mettre en relation avec la politique de répression mise en œuvre par le gouverneur.

Les grands travaux et la répression sous le gouverneur Gueydon

Gueydon administra la Martinique de 1853 à 1856. Il fut longtemps considéré comme un bâtisseur. Outre l'alimentation en eau potable, il est alors à l'initiative des fondements du grand hôpital de St-Pierre en 1856, de la construction de ponts, de l'empierrement de routes, de la réédification de chapelles, des travaux du bassin Radoubs, de la statue Joséphine -depuis déplacée, décapitée, partiellement détruite et toujours au centre de contestations- dont il posa la première pierre peu avant son départ. Il fut également à l'origine de l'agrandissement des prisons. Etienne Rufz de Lavison, maire de Saint-Pierre et président du Conseil général sous l'administration Gueydon, nous livre un panégyrique de la politique du gouverneur Gueydon dans son texte La Martinique sous le gouvernement de M. le comte de Gueydon (réf. en fin d'article).  

Cependant, une lecture critique des faits qu'il recense permet de comprendre aisément que sa politique n'ait pas reçu le meilleur accueil auprès des populations devenues libres avec l'abolition de l'esclavage en 1848, à peine cinq ans avant l'arrivée de Gueydon. On y découvre que ces nombreux travaux ont été rendus possibles, à moindres frais, par la politique de coercition et de répression que le gouverneur mena. Cette politique, qui envisageait de remettre les populations au travail notamment dans les habitations,  bénéficiait aux grands planteurs, anciens maîtres. Gueydon fut d'ailleurs également à l'origine de la signature de contrats pour faire venir des travailleurs indiens, alors appelés « coulis », réputés comme une main-d'œuvre docile à bas coûts.

Le gouverneur Gueydon prit de nombreuses mesures pour généraliser l'impôt et porter atteinte à la liberté de circuler (recensement, port obligatoire du livret constatant le paiement de l'impôt personnel, répression du « vagabondage »), mettant un frein aux stratégies des nouveaux libres (habitat informel, non-déclaration pour échapper à l'impôt et à la contrainte du travail sur les habitations). Les amendes, dont le paiement entraînait l'emprisonnement étaient également converties en journées de travail dans les ateliers de discipline, employés pour la réalisation des travaux publics, ou pour le compte de patrons. Les travailleurs forcés condamnés n'étaient donc pas des criminels, mais des personnes qui n'avaient pas les moyens de payer l'amende à laquelle ils étaient condamnés, pour non-présentation du livret ou autre condamnation issue du système répressif de l'administration du gouverneur Gueydon.

Ainsi, si la fontaine Gueydon témoigne d'un ouvrage majeur de l'histoire de l'alimentation en eau potable de Fort-de-France et des grands travaux entrepris sous l'administration du gouverneur Louis-Henri de Gueydon, elle est aussi le témoin de la contribution forcée des populations libres et des fortes contraintes que ces dernières durent affronter au sortir de l'esclavage.

Source analysée : 

La Martinique sous le gouvernement de M. le comte de Gueydon, Etienne Rufz de Lavison, (1806-1884). Paris, Bureaux de la Revue britannique, 1881. Extrait de la "Revue britannique", numéro d'août 1881. Provenance : Ville de Pointe-à-Pitre. Réseau des bibliothèques. Disponible en ligne sur Manioc, permalien : http://www.manioc.org/patrimon/PAP11136

 

Illustrations :

  • « Fontaine Gueydon à Fort-de-France », illustration extraite de Aux antilles, Victor Meignan, Paris, Plon, 1878 p. 72. Provenance : Bibliothèque Schoelcher. Permalien de l'illustration : http://www.manioc.org/images/SCH132620097i1
  • « [La Martinique : inauguration de la fontaine Gueydon à Fort de France, le 13 juillet 1856] »,  E. Lamoisse, 1856. Daguerréotype. Provenance : Gallica, permalien : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b69032437
  • « Statue de l'impératrice Joséphine à Fort-de-France »,  illustration extraite de l'ouvrage Saint-Pierre-Martinique 1635-1902 : Annales des Antilles françaises - Journal et album de la Martinique, naissance, vie et mort de la cité créole - livre d'or de la charité, p. 112. Permalien de l'illustration : http://www.manioc.org/images/HASHa1fb016dcbfb74d1189612
  • « Guesdon [i.e. Gueydon] (amiral) : [photographie, tirage de démonstration] », Atelier Nadar, 1900. Provenance : Gallica, permalien : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53100926d

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